L'économie ne fait pas encore partie de la culture générale

Luc Ferry, philosophe et ancien ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche, auteur d’un nouveau livre sur «L’innovation destructrice», aborde le rejet des réalités économiques en France.

«Face à la mondialisation (…), les démagogues surfent sur les peurs que suscite l’ouverture au monde…»
«Face à la mondialisation (…), les démagogues surfent sur les peurs que suscite l’ouverture au monde…»

La méconnaissance notoire des Français sur les mécanismes économiques n’aboutit-elle pas à une hérésie démocratique ? L’assistanat et l’État providence ne sont-ils pas à mettre en corrélation avec la négation du fait économique ?

«Face à la mondialisation (…), les démagogues surfent sur les peurs que suscite l’ouverture au monde…»

«Face à la mondialisation (…), les démagogues surfent sur les peurs que suscite l’ouverture au monde…»

Le mot «méconnaissance» n’est pas celui qui convient. Il s’agit de bien plus que cela, d’un rejet des réalités économiques lié au fait que depuis les origines, la gauche française est fascinée par le fantasme d’une «autre politique». C’est du reste encore ce à quoi on assiste avec les «frondeurs» d’aujourd’hui qui ne comprennent toujours pas que la relance par la consommation ne changerait hélas rien au fait que notre outil de production n’est plus assez compétitif. Du reste, je ne suis pas certain que le paysan italien ou espagnol soit meilleur que le français en la matière. Le problème est tout autre : Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon ne sont pas plus bêtes que d’autres, ils pourraient lire les bons auteurs, mais leur idéologie néokeynésienne et souverainiste les en empêche. Cela remonte à loin dans l’histoire de France. Nous sommes le plus vieil État nation du monde et chez nous, l’honneur de la politique a toujours été lié à la volonté de corriger une société civile supposée corrompue par la recherche du profit et des intérêts particuliers. Même dans les partis de gouvernements, l’État se voit moins comme l’auxiliaire de la société civile que comme son correcteur interventionniste. C’est de là que vient, non pas l’ignorance de l’économie, mais son refus pur et simple par des idéologues auxquels la haine du libéralisme sert tout simplement de viatique…

Notre système éducatif lui aussi n’a-t-il pas nié aussi l’intérêt de la compréhension de l’économie ? En 2013, a été créé le «Conseil national éducation économie» chargé de réfléchir à l’articulation entre l’Éducation nationale et les représentants du monde économique. Pensez-vous que cela soit suffisant ? Ou le problème se pose-t-il plus dans la formation des enseignants ?
Là encore, je crois que ce n’est pas un problème d’enseignement, mais de réticences, de rejet viscéral. Il y a des quantités de cours d’économie dans nos lycées, mais les théories libérales y sont rarement à l’honneur. On y préfère en général Keynes et Marx à Schumpeter, non par ignorance, mais par parti pris idéologique, ce qui est tout différent et, en un sens, beaucoup plus grave…

La montée du populisme, et des extrêmes, ne se nourrit-elle pas de cette ignorance du fonctionnement de notre économie ?
Non, elle se nourrit d’une volonté de voir l’État intervenir sans cesse dans la société civile pour protéger et assister les individus. Face à la mondialisation, le repli sur le franc, sur l’identité malheureuse, le bon vieux cocon national à l’ancienne, bref, vers toutes les formes de souverainisme de droite ou de gauche constituent la pente la plus facile, la tentation la plus simpliste et les démagogues surfent sur les peurs que suscite l’ouverture au monde…

Les faits divers, les infos people sont quelquefois mieux traités que les informations économiques, est-ce le signe d’un nivellement par le bas de la culture générale ?
Non, là encore, cela signifie que l’économie, malheureusement, ne fait pas encore -pas plus d’ailleurs que la philosophie- partie de la culture générale. Ce n’est pas une question d’intelligence, mais, comme je vous l’ai dit, de parti pris idéologique.

Vous dites, dans votre dernier ouvrage «L’innovation destructrice» que «l’innovation permanente, nécessité vitale à la survie de toute entreprise humaine, paralyse autant qu’elle entraîne» ?
Je n’ai pas écrit exactement cette phrase, mais, en effet, l’innovation engendre des progrès magnifiques en même temps que des réticences extrêmes. Il existe en effet deux logiques de croissance, la croissance néokeynésienne et la croissance schumpétérienne. La première procède de l’augmentation du nombre des consommateurs et, si possible, de l’épaisseur de leur portefeuille. Dans cette perspective, que la gauche en général adore, il suffirait d’augmenter les bas salaires, de booster la demande, et tout le monde serait content : les ouvriers qui gagneraient plus, les entreprises dont les carnets de commandes se rempliraient et même l’État qui verrait ses dépenses diminuer et ses recettes augmenter. La seconde logique tient que c’est avant tout l’innovation qui tire la croissance, parce qu’elle rend obsolètes tous les objets techniquement «dépassés». En général, la gauche qui adore Keynes (la «relance par la consommation») ignore Schumpeter (la «destruction créatrice»). Or, dans mon livre, je propose de compléter et généraliser l’analyse schumpétérienne pour bien comprendre les réticences que suscite l’innovation. Il faut bien voir en effet que ce n’est pas seulement dans le domaine de l’économie que s’applique la logique de l’innovation destructrice, mais elle s’étend désormais à tous les secteurs de la vie moderne. Celui des mœurs pour commencer. Par exemple, il est clair qu’une innovation comme le «mariage gay» eût été tout simplement impensable pour nos grands-parents, comme il eût sans doute été inimaginable dans leur monde qu’une femme puisse être amiral et commander un torpilleur. Même chose, par exemple, du côté de l’information où un clou chasse l’autre chaque matin, le journal de la veille, pour parodier Péguy, étant «plus vieux qu’Homère». Du coup, l’innovation suscite toutes sortes de réticences parce qu’elle bouleverse nos vies en permanence.

Quel regard portez-vous sur la politique économique du gouvernement Valls II ? On parle d’un virage social libéral du gouvernement. C’est quoi pour vous le social libéralisme à la française ? Appelez-vous à transcender les logiques partisanes pour soutenir la logique de l’offre et de l’innovation ?
C’est en effet ce qu’essaie de faire Valls et la gauche de la gauche ne s’y trompe pas qui pousse des cris d’orfraie et qui le trouve pire que la droite. C’est courageux de sa part et même s’il échoue, ce qui est plus que probable étant donné la faiblesse de ses marges de manœuvre, il aura du moins essayé de faire bouger les lignes…

Repères
Agrégé de philosophie et de sciences politiques, docteur d’État en sciences politiques, ancien ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche, Luc Ferry est l’auteur de nombreux ouvrages. Parmi eux, Apprendre à vivre – Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations (2006 – Prix Aujourd’hui), La sagesse des mythes – Apprendre à vivre II (2008), La Révolution de l’amour – Pour une spiritualité laïque (2010), L’invention de la vie de Bohème, 1830 – 1900 (2012), L’innovation destructrice (2014), Sagesses d’hier et d’aujourd’hui (2014). Ses livres sont traduits dans plus de 30 pays. Il est aussi chroniqueur au Figaro et à Radio classique.

Propos recueillis par Bruno Chevallet