Urbanisme

Le trottoir, un actif urbain stratégique

Libre et gratuit, le trottoir ? Pas tant que ça. Ce morceau de bitume est très convoité en ville, par les usagers, mais aussi par de nombreux acteurs privés. Ainsi émerge l’idée de faire payer l’usage du trottoir, non pas aux passants, mais aux entreprises qui en bénéficient.

Les temps changent. Au milieu des années 2010, sur les trottoirs, des adultes apparemment sains d’esprit «chassaient les pokemons» surgissant sur leur smartphone, concentrés dans un monde ludique et virtuel, indifférents à leur environnement réel.

Quelques années plus tard, les citadins des grandes villes vitupéraient contre les trottinettes électriques multicolores que des opérateurs déposaient, au petit matin, sur les mêmes trottoirs. Au début des années 2020, toujours sur le trottoir, ont fleuri des tentes blanches sous lesquelles les passants peuvent effectuer un test médical. Et le trottoir sert aussi, selon l’expression de l’ingénieur en mobilité Mathieu Chassignet, de «salle d’attente des commerces», soumis à une jauge de plus en plus restreinte. «Le trottoir est peut-être l’objet urbain qui incarne le mieux la mutation de la ville», résumait, dans une conférence organisée le 19 mars par le magazine Urbis, l’économiste et urbaniste Isabelle Barraud-Serfaty, directrice de la société de conseil Ibicity.

Même si on peut en voir en arpentant les ruines de Pompéi, le trottoir est une invention récente. En Europe, il se généralise au 19e siècle, au moment où les grandes villes s’équipent de réseaux de gaz et d’assainissement et tentent de soustraire les citadins aux ravages des épidémies. Le pied au sec, les promeneurs échappent enfin à la fange qui recouvre la chaussée. Jusqu’alors, note Isabelle Barraud-Serfaty, des «décrotteurs» proposaient aux passants une planche pour marcher le long de la rue, moyennant rémunération.

Aujourd’hui, l’usage du trottoir est gratuit, et si une municipalité se mettait en tête de le faire payer, elle déclencherait sans doute un concert de protestations. Et pourtant, la question se pose. «Le trottoir est une ressource limitée qui suscite l’intérêt de nombreux opérateurs», observe la consultante. Certains usages sont anciens, tels les tuyaux que les distributeurs d’eau, de gaz ou d’électricité font passer sous le bitume, et qui restent facilement accessibles grâce à des plaques en fonte. Mais la vie contemporaine apporte son lot de nouveautés qui se traduisent par une exploitation croissante de ce morceau de ville.

Connectés en permanence, les citadins commandent des objets, réservent une trottinette, cherchent un stationnement pour leur voiture, et toutes ces pratiques mobilisent, à un moment ou à un autre, le trottoir, qui accueille des vélos en libre-service, les horodateurs ou les bornes de recharge des voitures électriques.

Il serait audacieux de dresser une liste exhaustive des usages, administrés pour la plupart par des entreprises privées, qui font du trottoir une ressource essentielle : terrasses de café (lorsque ceux-ci sont ouverts), kiosques à journaux, bennes incitant le citoyen à trier ses déchets, toilettes publiques, fontaines rafraîchissant les villes surchauffées, petits composteurs où les riverains déposent leurs épluchures, distributeurs de gel hydroalcoolique insérés dans les abris d’autobus, etc. Enfin, ce n’est pas le moindre, le trottoir accueille les mouvements des livreurs de l’immédiat, qui effectuent leurs derniers mètres avant de remettre son bien au destinataire : «le quai de déchargement d’Amazon», analyse Mme Barraud-Serfaty. Tous ces usages, constate-t-elle, suscitent «un foisonnement d’acteurs très hétérogènes», qui complique la gestion de l’espace public par les collectivités locales.

Concession de domaine public

D’autant que, dans cet enchevêtrement de boîtes, silos, abris, barrières, diables, caisses, navigue le piéton qui réclame, légitimement, le droit de se mouvoir facilement en ville.

Depuis le début de l’épidémie, l’impératif de distanciation physique amène les passants à s’éviter les uns les autres, ce qui exige davantage d’espace. «Les collectivités sont en train de se rendre compte que le trottoir, dans une ville, est l’espace qui a le plus de valeur», affirme Isabelle Barraud-Serfaty. La concession monétisée de cet espace a d’ailleurs déjà commencé, souligne-t-elle, en mentionnant «une plage de La Baule dont la gestion est déléguée à Veolia, des rues de Birmingham passées en gestion privée», ou l’opération «Sidewalk Labs», une ville privée nourrie des données de ses utilisateurs qu’a voulu créer Google à Toronto, avant de reculer en mai 2020 face à l’opposition des riverains.

Dès lors, l’économiste plaide pour «ouvrir le débat sur la tarification du trottoir», non pas aux piétons, mais aux entreprises qui bénéficient gratuitement de cet espace. La proposition n’est pas si incongrue qu’elle paraît. Les restaurants bénéficiant de terrasses paient déjà une concession d’occupation du domaine public. Les grandes villes ont institué des «Chartes de bonne conduite» destinées à réguler l’encombrement des trottinettes en libre-service.

Lorsque le «Black Friday», opération commerciale précédant les fêtes, encombrait encore les magasins à la fin des années 2010, un élu parisien avait proposé un système de réservation des trottoirs par les commerçants, «selon le principe du pollueur-payeur».

Enfin, avance Isabelle Barraud-Serfaty, les piétons hyperconnectés émettent eux-mêmes en permanence de très nombreuses informations, les précieuses données que des opérateurs rêvent de valoriser. «Au Brésil ou en Israël, l’application de géolocalisation Waze développe une fonction qui permet d’éviter de passer dans les zones considérées comme dangereuses», indique-t-elle. De même, «les cartes de Google Maps colorient des destinations «dignes d’intérêt» qui ne correspondent pas toujours à la vision qu’en ont les collectivités, et rendent plus visibles les enseignes qui payent pour l’affichage de leur logo», explique-t-elle. Le trottoir change vite, et les pouvoirs publics doivent décider s’ils en conservent l’administration ou s’ils le délèguent, d’une manière ou d’une autre, à des sociétés privées.