Crise

Changer de paradigme, rompre avec le passé, pour sortir de la crise

La crise sera longue, et particulièrement létale pour les petites entreprises, estiment les deux économistes co-auteurs de l'ouvrage « L'économie post-covid. Les huit ruptures qui nous feront sortir de la crise ». Pour eux, des « ruptures » sont indispensables. Eclairage.

Le diagnostic est noir. Les remèdes pour sortir de la crise, radicaux. Le 13 janvier, Patrick Artus et Olivier Pastré, économistes, co-auteurs de « L'économie post-covid. Les huit ruptures qui nous feront sortir de la crise » ( Fayard), ont exposé leurs analyses à la commission des Affaires économiques du Sénat, par visioconférence. Pour commencer, « l'horizon de cette pandémie, c'est la décennie », assène Olivier Pastré. Pour 2021, la Banque de France table sur une croissance de 5% sur l'année, basée sur l'hypothèse que la période post-Covid démarre au deuxième semestre. Au rythme actuel de la vaccination, l'hypothèse est pour le moins « optimiste », juge Patrick Artus.

Cela posé, pour analyser l'économie post-Covid, l'enjeu consiste à comprendre ce qui sera « irréversiblement différent et ce qui va se normaliser », explique Patrick Artus. Pour essayer de répondre à cette question, les économistes regardent l'évolution de la Chine depuis sa sortie de crise. « Depuis avril, on assiste à une reprise du rythme normal de la consommation, et ce, sans puiser dans l'épargne forcée. Mais la faiblesse se situe au niveau des entreprises. Nombre d'entre elles sont très endettées et l'investissement et l'emploi n'ont pas retrouvé leur niveau d'avant crise », décrit Patrick Artus. Une projection transposable à l'Hexagone ? « En France, on a constaté un fort dynamisme de la consommation dès que l'on déconfine, comme partout ailleurs. Le vrai sujet, c'est l'affaiblissement des entreprises », estime Patrick Artus.

En terme sectoriels, si les technologies, ou les moyens de paiement, par exemple, se portent bien, la distribution traditionnelle, l'immobilier de bureau ou les compagnies aériennes vont souffrir. Et l'incertitude demeure pour des secteurs comme le tourisme et les restaurants. Au total, prévoit Patrick Artus, la crise sera « destructrice » de capital humain et financier. A terme, « je ne crois pas à la relocalisation (…). Les entreprises vont essayer de normaliser leurs projets, et donc, elles iront dans les régions où les coûts salariaux sont plus faibles », poursuit l'économiste. Face à ce mouvement spontané, une politique volontariste de l'Etat pour soutenir les relocalisations ne serait efficace qu'à la marge.

Recréer les sociétés de développement régional ?

Parmi les thèmes soulevés par les deux économistes, celui de l'inégalité des petites et des grandes entreprises devant la crise. Pour Olivier Pastré, si, en grande majorité, les grandes devraient s'en sortir, pour les PME, « cela va être un bain de sang. Il faut arrêter de dire que l’État peut subventionner indéfiniment.(…). Il faut s’attendre à une explosion des dépôts de bilan », probablement vers 2022. Plusieurs facteurs jouent en défaveur des petites entreprises. En toile de fond, la logique des rendements croissants constitue une « prime énorme aux grandes entreprises », explique Patrick Artus. Elles sont plus aptes à assumer des coûts fixes, croissants, comme la sécurité, la R&D... Dans la crise, l'enjeu des fonds propres est crucial. Les entreprises qui ont accès aux marchés financiers ont moins de soucis à se faire que les autres. Et le dispositif de prêt participatif est « malin », juge Patrick Artus. Le problème? « Cela va concerner les grosses PME et les ETI. Mais, il reste les petites entreprises. Il est impossible d'industrialiser la démarche sur des centaines de milliers de PME », pointe l'économiste.

Autre difficulté, qui bride l'accès des entreprises aux indispensables financements , d'après les auteurs de l'ouvrage : les cadres réglementaires de Bâle III et Solvency II, qui limitent les possibilités d'investissements des banques et des assurances. « Ils sont parfaitement inadaptés à la période actuelle », estime Olivier Pastré. Parmi les propositions de « rupture » en réponse à la crise, les deux économistes proposent leur suspension. Autre idée avancée par Olivier Pastré: « Pourquoi ne pas recréer les sociétés de développement régional ? Elles ont été supprimées par Bérégovoy, car certaines d'entre elles avaient fait des bêtises dans leurs régions, mais il s'agissait d'investissements à long terme, en fonds propres ou quasi-fonds propres. Il faut agir vite. Cela peut se faire dans l'année qui vient ».

La question « centrale » des compétences

Autre thème développé par les deux économistes, celui de l'enjeu crucial de la formation. En effet, à cause de la crise qui touche les secteurs de manière très différenciée, « un million de Français vont devoir changer de métier. Or, notre système de formation n'est pas calibré(..), nous ne sommes pas équipés pour traiter un problème de cette taille », estime Patrick Artus. Cette situation comporte aussi une forte dimension sociale, pointe Olivier Pastré. « 800 000 jeunes arrivent sur le marché du travail sans aucun espoir. (…) Il faut rétablir un minium de confiance, sinon on aura un maximum de révolte ou de désespoir ». Sur le plan économique, rien de sert de prendre des mesures comme des baisses d'impôt ou des soutiens aux entreprises, si les compétences ne sont pas là... « Elles sont corrélées à tout : la recherche et développement, la robotisation, la balance commerciale... Dans l'ordre des priorités, cette question des compétences est centrale, et elle commence très tôt, dès le système éducatif », analyse Patrick Artus, rappelant l'avant-dernière place des élèves français en mathématiques au sein de l'OCDE, dans le récent classement de l'enquête Timss (mai 2019). Les deux économistes proposent de doubler – à minima- les moyens attribués à la formation professionnelle. Plus largement, une révolution de la formation est à leurs yeux une autre des « ruptures » nécessaires - le terme de « réforme » semblant insuffisant face à la nécessité de changer de paradigme.

Ils préconisent aussi le soutien des populations les plus fragiles avec un revenu minium, une réforme profonde du système des retraites, une transformation du dialogue social, qui passe par une modification du financement des syndicats et un changement des relations entre entreprises et État, en regardant vers le modèle américain. Sous-jacent à leurs propositions, une analyse : « Les politiques globales ont du mal à répondre à tout », précise Patrick Artus, quand la crise fabrique de « l'hétérogénéité » entre pays, secteurs, entreprises, individus...